Cambodge

En introduction au récit de mon voyage au Cambodge, j’ai écrit un petit poème sur ce merveilleux pays :

C’est un jour gris mais doux…

C’est un jour gris mais doux qui s’ouvre devant moi,
Gris comme ces nuées sales qui cachent notre étoile,
Mais bientôt sa lumière de nouveau brillera,
À l’autre bout du monde où le ciel n’est plus sale,

Où les rizières s’étendent, illuminant de vert
Les sillons de terre rouge et les montagnes bleues,
Et où dans les mémoires le souvenir amer
D’un douloureux passé s’éteint à petit feu.

C’est un jour gris mais doux qui s’ouvre devant moi,
Doux comme le souvenir de ces beaux paysages,
Où mon âme est restée, où elle revient parfois,
Doux comme les sourires sur ces charmants visages

Que je revois en rêve quand le ciel est trop doux,
Ces beaux sourires lancés contre un passé trop noir,
Un présent douloureux, un avenir trop flou,
Qui s’entrouvre pourtant et où brille l’espoir.


L’aurore, déchirant la nuit, embrasait le ciel de ses premiers rayons. Dans cette calme immensité de feu se détachait la masse sombre du temple, semblant flotter sur son reflet ridé. Sous la photographie la légende indiquait « Angkor Vat ». Les haut-parleurs annoncèrent que nous allions atterrir à Pochentong. Je regardai ma montre. Onze heures trente. Tout avait commencé quelques mois plus tôt, par hasard, quand j’avais croisé Philippe et qu’il m’avait parlé de ce projet humanitaire au Cambodge. J’avais dit oui, avec en tête la vision d’une jungle épaisse abritant quelque vestige d’une civilisation oubliée. L’aventure. Apocalypse Now. Un voyage vers l’homme, vers soi. Découvrir l’autre aussi, palper cette misère que nous montre tous les jours la télévision à l’heure du dîner, s’assurer de la réalité des hommes derrière le cliché, se désolidariser d’un système qui préfère les regarder crever de loin. Découvrir l’ailleurs enfin, partir au bout du monde, s’évader de cette route toute tracée dont on connaît chaque station à l’avance. Vivre.

Les hublots nous montraient des champs inondés au bord desquels se tassait une multitude fragile de petites maisons. Le voyage avait été long et beau. Laissant Paris au petit matin, nous avions survolé des campagnes familières, puis des mers, et les froissures desséchées des steppes turques, avant de plonger dans la nuit, et de voir s’étaler loin sous nous les grandes villes du nord de l’Inde dont le tracé illuminé palpitait au milieu de l’immensité nocturne. Nous avions traversé d’autres mers, contemplé d’autres mosaïques incandescentes, et nous nous étions posés. À l’immense aéroport de Kuala Lumpur, nous avions enfin vu le soleil se lever sur l’Asie. Et nous étions repartis. Il devait être midi ce 25 juillet 2001 lorsque, posant le pied sur la passerelle de débarquement, nous respirâmes pour la première fois l’atmosphère moite du royaume khmer.

Dans le hall de l’aéroport nous reconnûmes avec soulagement la silhouette familière de Philippe qui nous attendait de l’autre côté de la barrière. Le préposé au contrôle des passeports avait la poche déformée par une étrange liasse de billets. Un instant plus tard nous retrouvions Philippe. Il faisait beau, la visite d’Angkor avait été merveilleuse, mais depuis une semaine la fièvre typhoïde clouait Paul au lit, retenant également à Phnom Penh Philippe et Nicolas qui tuaient le temps avec les bandes dessinées du centre culturel français. Sylvain avait fait une escapade au Vietnam ; Marie-Anne et Guillemette, arrivées une semaine avant nous, étaient allées profiter des plages de Sihanoukville ; Claire était arrivée la veille. Ils nous attendaient dehors, mais nous devions d’abord récupérer nos bagages.

Alors que nous scrutions le tapis vide qui défilait sous nos regards impatients, un sombre pressentiment s’immisca dans mon esprit. Après quatorze mille kilomètres, les bagages que nous avions abandonnés à Paris allaient miraculeusement apparaître sur cette chenille de caoutchouc qui rampait sous nos yeux dans un crissement timide ? Ils apparurent pourtant. Violaine, Sophie, Guillaume et Jean-Baptiste eurent bientôt récupéré les leurs. Mais à mon grand soulagement je découvris que la logistique aéroportuaire continuerait encore à s’améliorer : mon sac arriva cinq jours plus tard. L’amoncellement de valises qui encombrait le bureau où je signalai son absence m’apprit que je n’étais pas seul dans une infortune au demeurant bien insignifiante : j’étais venu chercher l’aventure, elle venait à ma rencontre, je me débrouillerais. Nous sortîmes.

Dehors une lumière éblouissante, le soleil qui me souriait. Mais non, il ne me souriait pas ; la belle étoile brûle les terres trop fragiles, c’est tout. Comme la Raison est faible parfois !

Un jour que nous voguions en serpentant au milieu des rizières, bercés par le ronronnement du moteur, et qu’au ras de l’eau ridée par le passage de notre pirogue les vaguelettes reflétaient ce vert unique et le bleu du ciel immense qui nous enveloppait, je sortis mon appareil-photo pour immortaliser cet instant. Je m’arrêtai. Les vaguelettes qui défilaient dans notre sillage me faisaient ressentir pour la première fois aussi nettement le temps qui passait. Le pont Mirabeau. J’avais conscience de la beauté déchirante de ce moment, déchirante dans la perspective d’un futur qui ne lui ressemblerait plus. Et fixer sur un morceau de pellicule cette vision qui soulevait mon coeur, c’eût été me résigner à un futur éternellement morne, empli de la nostalgie de ces instants précieux qui resteraient à jamais les plus beaux de ma vie. Une fois le bouton pressé, je serais condamné à regarder toujours en arrière, sans tenter de construire un présent irrémédiablement fade. Je rangeai l’appareil, décidé à tout faire pour retrouver un jour une telle plénitude, et je savourai la beauté de ce moment magique.

À suivre…


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