Tea and beedies
Bergson voit le rire comme une punition que la Société inflige aux hommes trop mécaniques - je trouvais que ça pétait pas mal de commencer cette chronique ainsi, ne riez pas merci. Pourtant ce côté mécanique a parfois quelquechose de réconfortant, quand il permet de refaire le lien entre deux humanités que l’on croyait parallèles, divorcées, quand il permet de voir que ces hommes qui nous semblaient si différents sont pétris de la même pâte, qu’ils forment ensemble cette grande famille plus ou moins belle, plus ou moins dégueulasse, au sein de laquelle il est pourtant agréable, pour ne pas dire nécessaire, de prendre sa place.
Les marchands de tapis sont partout. Ce mois-ci les Terriens ont exprimé un besoin auquel Martiens et Vénusiens ont proposé chacun leur réponse. Tout le monde sait que les Terriens ont un faible pour les Vénusiens ; il était donc logique que les Martiens proposent une solution moins chère. En fait l’écart était tel que les Terriens étaient prêts à préférer Mars. Mais là où ça devient intéressant, c’est que Vénus savait que sa solution était entre 2 et 4 fois plus chère, mais sans connaître le prix exact proposé par les Martiens. Après avoir vainement tenté de soutirer des renseignements, Vénus a donc proposé un prix qu’il pensait approcher celui de Mars, et qui était en fait bien inférieur. Devant la mine réjouie de son interlocuteur Terrien, le commercial de Vénus a eu pour réaction « vous voulez dire qu’on aurait pu demander plus ? » On se serait cru à Pondi avec les vendeurs de crocos en bois… Le fait que le croco fasse 150 tonnes ne change finalement pas grand-chose.
Et cela me rappelle un très beau film de Jim Jarmusch, sorti il y a quelques mois, “Coffee and Cigarettes”. C’est en fait la même scène qui se reproduit tour à tour avec deux inconnus, deux soeurs, deux rockers vieillissants, un acteur raté et une star du cinéma, deux amis, deux vieux qui sentent la mort approcher… chaque fois ils se retrouvent autour d’un café et d’une cigarette, sur une terrasse, dans un appartement, un bar miteux, le hall d’un palace, un loft new-yorkais, dans le soir qui tombe. Et chaque fois finalement, malgré leurs destins différents, malgré le décor qui n’a rien à voir, malgré les antipodes sociales et culturelles dans lesquelles ils évoluent, tous vivent la même scène, le même instant de vie qui est en fin de compte un rapport à l’autre.
Alors quand vous vous sentez décalés, quand vous vous dites que les préoccupations des gens d’ici sont écoeurantes d’égoïsme par rapport à celles de ceux qui vous ont marqués là-bas, oui ; mais sous l’écorce du confort matériel c’est bien la même humanité qui est transposée, les mêmes manques, et le désir malheureux des opulents Occidentaux, avant d’être choquant, est peut-être tout simplement humain.